La perte accélérée de biodiversité constitue l’un des défis environnementaux majeurs de notre époque. Face à cette situation alarmante, le rôle et la responsabilité des entreprises sont de plus en plus scrutés. Le cadre juridique évolue rapidement pour encadrer les impacts des activités économiques sur les écosystèmes. Cet enjeu soulève des questions complexes à l’intersection du droit de l’environnement, du droit des affaires et de la responsabilité sociale des entreprises. Examinons les contours de cette responsabilité émergente et ses implications pour le monde économique.
Le cadre juridique de la protection de la biodiversité
La protection juridique de la biodiversité s’est considérablement renforcée ces dernières décennies, tant au niveau international que national. Au niveau international, la Convention sur la diversité biologique de 1992 pose les bases d’un engagement des États pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité. Elle a été complétée par divers protocoles comme celui de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques.
Au niveau européen, les directives Oiseaux et Habitats constituent le socle de la protection des espèces et des milieux naturels. Elles imposent notamment la création du réseau Natura 2000 d’espaces protégés. Plus récemment, le Pacte vert pour l’Europe fixe des objectifs ambitieux de restauration de la nature.
En France, le Code de l’environnement intègre ces dispositions et les complète par des mécanismes spécifiques comme la séquence « éviter, réduire, compenser ». Celle-ci oblige les porteurs de projets à limiter leurs impacts sur la biodiversité. La loi sur la responsabilité environnementale de 2008 a par ailleurs instauré un régime de réparation des dommages écologiques.
Ce cadre juridique en constante évolution tend à responsabiliser davantage les acteurs économiques vis-à-vis de leurs impacts sur la biodiversité. Les entreprises doivent désormais intégrer ces enjeux dans leurs stratégies et leurs opérations.
Les fondements de la responsabilité des entreprises
La responsabilité des entreprises en matière de biodiversité repose sur plusieurs fondements juridiques :
- Le principe pollueur-payeur
- L’obligation de vigilance environnementale
- Le devoir de diligence raisonnable
Le principe pollueur-payeur, consacré en droit français et européen, impose aux entreprises de supporter le coût des mesures de prévention et de réparation des atteintes à l’environnement. Il justifie notamment la mise en place de mécanismes de compensation écologique.
L’obligation de vigilance environnementale découle quant à elle du principe de prévention. Elle implique que les entreprises mettent en œuvre des mesures pour identifier et prévenir les risques d’atteintes graves à l’environnement liés à leurs activités. Cette obligation a été renforcée par la loi sur le devoir de vigilance de 2017 pour les grandes entreprises.
Enfin, le devoir de diligence raisonnable en matière environnementale se développe sous l’impulsion du droit international. Il exige des entreprises qu’elles exercent une vigilance appropriée tout au long de leurs chaînes de valeur pour identifier, prévenir et atténuer leurs impacts négatifs sur la biodiversité.
Ces différents fondements dessinent les contours d’une responsabilité élargie des entreprises, qui ne se limite plus à leurs impacts directs mais s’étend à leur sphère d’influence.
Les mécanismes de mise en œuvre de la responsabilité
La mise en œuvre de la responsabilité des entreprises en matière de biodiversité s’appuie sur divers mécanismes juridiques :
La responsabilité civile
Le préjudice écologique, reconnu par la loi française depuis 2016, permet d’engager la responsabilité civile d’une entreprise pour les atteintes non négligeables aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes. Cette action en réparation peut être exercée par l’État, les collectivités territoriales ou les associations de protection de l’environnement.
La responsabilité pénale
Le Code de l’environnement prévoit des sanctions pénales pour diverses infractions portant atteinte à la biodiversité : destruction d’espèces protégées, pollution des milieux naturels, non-respect des procédures d’autorisation environnementale, etc. La responsabilité pénale des personnes morales peut être engagée, exposant les entreprises à de lourdes amendes.
Les mécanismes de soft law
Au-delà des mécanismes contraignants, la soft law joue un rôle croissant dans la responsabilisation des entreprises. Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales ou la norme ISO 14001 sur le management environnemental constituent des référentiels influents. Bien que non contraignants juridiquement, ils façonnent les attentes des parties prenantes et peuvent avoir des implications contractuelles ou réputationnelles.
Ces différents mécanismes se combinent pour inciter les entreprises à une meilleure prise en compte de leurs impacts sur la biodiversité. Leur efficacité dépend toutefois largement de la capacité des autorités et de la société civile à les mobiliser.
Les obligations spécifiques des entreprises
Les entreprises font face à des obligations croissantes en matière de biodiversité, qui varient selon leur secteur d’activité et leur taille :
Évaluation et prévention des impacts
Les projets susceptibles d’affecter l’environnement sont soumis à une étude d’impact préalable. Celle-ci doit notamment évaluer les effets du projet sur la biodiversité et proposer des mesures pour les éviter, les réduire ou les compenser. Cette obligation s’impose aux maîtres d’ouvrage publics comme privés.
Compensation écologique
Lorsque des impacts résiduels subsistent après les mesures d’évitement et de réduction, les entreprises doivent mettre en œuvre des mesures compensatoires. Celles-ci visent à restaurer ou recréer des milieux naturels équivalents à ceux détruits. La compensation doit être effective pendant toute la durée des atteintes, ce qui peut impliquer un suivi sur plusieurs décennies.
Reporting extra-financier
Les grandes entreprises sont tenues de publier une déclaration de performance extra-financière incluant des informations sur leurs impacts environnementaux. La biodiversité fait partie des thématiques à aborder obligatoirement. Cette obligation de transparence vise à permettre aux investisseurs et aux parties prenantes d’évaluer la performance environnementale des entreprises.
Devoir de vigilance
Les sociétés de plus de 5000 salariés en France ou 10000 dans le monde doivent établir et mettre en œuvre un plan de vigilance. Celui-ci doit identifier les risques d’atteintes graves à l’environnement résultant des activités de l’entreprise, de ses filiales, sous-traitants et fournisseurs. Des mesures de prévention doivent être mises en place et leur efficacité évaluée.
Ces obligations dessinent un cadre de plus en plus exigeant pour les entreprises, qui doivent intégrer la biodiversité à tous les niveaux de leur gouvernance et de leurs opérations.
Les enjeux émergents et perspectives d’évolution
La responsabilité des entreprises face aux atteintes à la biodiversité est un domaine en pleine évolution. Plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir :
Vers une responsabilité élargie
La tendance est à l’élargissement du périmètre de responsabilité des entreprises. Le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance prévoit d’étendre les obligations actuelles à un plus grand nombre d’entreprises et de renforcer les mécanismes de contrôle et de sanction. La prise en compte des impacts indirects sur la biodiversité, notamment via les chaînes d’approvisionnement, devrait également se renforcer.
Développement de la finance durable
Le secteur financier joue un rôle croissant dans la préservation de la biodiversité. Le développement de produits financiers liés à la biodiversité (obligations vertes, prêts à impact) et l’intégration croissante des risques liés à la nature dans les décisions d’investissement devraient inciter les entreprises à une meilleure prise en compte de ces enjeux.
Vers une comptabilité écologique
Des réflexions sont en cours pour intégrer le capital naturel dans la comptabilité des entreprises. Des méthodologies comme le CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement) visent à traduire les obligations de préservation de la biodiversité en termes comptables. Leur généralisation pourrait transformer en profondeur la gouvernance des entreprises.
Judiciarisation croissante
On observe une multiplication des contentieux liés à la biodiversité, portés notamment par des ONG environnementales. Cette tendance à la judiciarisation devrait se poursuivre, incitant les entreprises à une plus grande vigilance pour éviter les risques juridiques et réputationnels.
Face à ces évolutions, les entreprises doivent adopter une approche proactive pour intégrer pleinement la biodiversité dans leurs stratégies et leurs opérations. Cela implique de développer de nouvelles compétences, de repenser les modèles d’affaires et d’innover pour concilier activité économique et préservation du vivant.
Vers une responsabilité partagée pour la biodiversité
La responsabilité des entreprises face aux atteintes à la biodiversité s’inscrit dans un contexte plus large de prise de conscience collective. Si le cadre juridique se renforce pour encadrer les impacts des activités économiques, la préservation effective de la biodiversité nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs.
Les pouvoirs publics ont un rôle clé à jouer pour fixer un cap ambitieux et créer un environnement réglementaire favorable. La mise en place d’incitations positives, comme la fiscalité écologique ou les paiements pour services écosystémiques, peut compléter utilement les mécanismes de contrôle et de sanction.
La société civile, à travers les ONG et les associations, joue un rôle de vigie et d’aiguillon indispensable. Son expertise et sa capacité de mobilisation sont essentielles pour faire évoluer les pratiques des entreprises et des pouvoirs publics.
Les consommateurs ont également leur part de responsabilité à travers leurs choix de consommation. Une demande croissante pour des produits et services respectueux de la biodiversité peut inciter les entreprises à transformer leurs modèles d’affaires.
Enfin, la communauté scientifique a un rôle crucial pour améliorer notre compréhension des écosystèmes et fournir les connaissances nécessaires à une meilleure prise de décision.
C’est dans cette perspective de responsabilité partagée que les entreprises doivent inscrire leur action. Au-delà du simple respect des obligations légales, elles ont l’opportunité de devenir des acteurs positifs de la préservation de la biodiversité. Cela implique de repenser en profondeur leurs relations avec le vivant, de la conception de leurs produits à la gestion de leurs sites en passant par leurs chaînes d’approvisionnement.
Les entreprises les plus innovantes montrent déjà la voie en développant des approches régénératives visant non seulement à réduire leurs impacts négatifs mais à avoir un effet positif net sur la biodiversité. Ces approches, qui s’inspirent du fonctionnement des écosystèmes naturels, ouvrent des perspectives prometteuses pour concilier activité économique et préservation du vivant.
En définitive, la responsabilité des entreprises face aux atteintes à la biodiversité est appelée à devenir un enjeu central de leur gouvernance et de leur stratégie. Celles qui sauront anticiper ces évolutions et se positionner comme des acteurs proactifs de la transition écologique en sortiront renforcées. Les autres s’exposeront à des risques croissants, tant juridiques que réputationnels et économiques.
Le défi est de taille, mais il offre aussi des opportunités inédites d’innovation et de création de valeur partagée. En prenant pleinement leurs responsabilités vis-à-vis de la biodiversité, les entreprises peuvent contribuer à bâtir une économie véritablement durable, en harmonie avec le vivant.